LA REVOLUTION DE 1917
I. La révolution russe
Événement politique majeur du XXe siècle, la révolution russe ou, plus exactement, les révolutions russes de l’année 1917 ont déterminé pour soixante-quatorze années (1917-1991) un cours nouveau dans l’histoire multiséculaire de la Russie, par une rupture radicale avec les structures politiques du tsarisme au profit d’un régime inédit qui donnait vie à toutes les utopies socialistes, si vigoureuses au début du siècle. D’une révolution spontanée qui renversa le tsarisme à la prise du pouvoir par le parti bolchevique, en passant par un bref intermède démocratique, se créèrent, en quelques mois, les conditions du succès d’une minorité agissante, dont l’action durant un bref mais décisif moment alla dans le sens des aspirations du plus grand nombre la paix, la terre, le contrôle ouvrier avant de diverger vers des décennies de dictature.
I.1. De la guerre à la révolution
Tous les contemporains en eurent, plus ou moins confusément, conscience : les événements révolutionnaires russes de l’année 1917 s’inscrivaient dans le grand cycle de bouleversements, de violences et de régression qui avait débuté le 1er août 1914, avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
En moins de trois ans, la guerre fut une guerre totale, d’un type nouveau jusqu’a allait provoquer l’effondrement du tsarisme, agissant comme un formidable révélateur des faiblesses d’un régime qui apparaissait encore en 1914 puissant et stable, bien ancré dans la voie d’un développement capitaliste accéléré depuis le début du siècle. En août 1914 (défaite de Tannenberg ), puis en mai 1915 (évacuation de la Galicie), les armées russes subissent de très graves revers. Néanmoins, malgré la perte de centaines de milliers d’hommes et d’immenses territoires (Pologne, Lituanie, Galicie), le front russe ne s’effondre pas. La décomposition vient, en réalité, de l’arrière. La fermeture des détroits et le blocus économique de la Russie fragilisent une économie largement dépendante de ses fournisseurs étrangers, et qui n’avait pas été préparée à une longue guerre d’usure. Dès le début de 1915, faute de pièces de rechange, le système des transports est désorganisé ; tout entière tournée vers l’effort de guerre, l’industrie ne fournit plus l’arrière en biens de consommation. Dans les campagnes, les paysans ne parviennent plus à acheminer leurs productions vers les villes. Le pays s’installe dans l’inflation et les pénuries. Les rapports, toujours précaires et tendus, entre villes et campagnes, se détériorent. Le pouvoir ne maîtrise plus la situation. Le tsar est déconsidéré par les revers militaires il a pris en personne le commandement suprême des armées en septembre 1915 comme par l’emprise qu’exerce sur le couple impérial son favori, Raspoutine, un charlatan illuminé. Tandis que la Douma ne siège plus que quelques semaines par an, gouvernements et ministres se succèdent, tout aussi incompétents et impopulaires. La rumeur publique accuse la coterie dirigée par l’impératrice, d’origine allemande, et influencée par Raspoutine, de préparer une paix séparée et d’ouvrir sciemment le territoire national à l’invasion étrangère. Devant la dissolution du pouvoir, s’organisent de toutes parts comités et associations de citoyens qui prennent en charge la gestion du quotidien : soins aux blessés (Comité de la Croix-Rouge), ravitaillement des villes et de l’armée (Union des villes, Union des zemstvos [assemblées locales]). Les Russes se gouvernent eux-mêmes : la révolution a déjà, en quelque sorte, commencé. À la fin de l’année 1916, la situation politique devient très confuse : dans une atmosphère de crise politique révélée au grand jour par l’assassinat de Raspoutine (31 décembre 1916) perpétré par un membre de la famille impériale, les grèves, tombées à un niveau négligeable en 1914, reprennent de l’ampleur (un million de grévistes en 1916), l’agitation gagne l’armée, la désorganisation des transports compromet le ravitaillement, en particulier dans les villes gagnées par un afflux de réfugiés en provenance des régions occidentales du pays, occupées par l’ennemi. C’est un régime à la fois discrédité et affaibli que viennent surprendre les « journées » de février 1917.
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I.2. La révolution de février 1917 et la chute du tsarisme
Spontanéité et improvisation caractérisent les journées de février 1917. Certes, au début de 1917, la crise politique que connaît le régime tsariste est profonde. Néanmoins, ni l’opposition modérée, ni l’opposition révolutionnaire, ni les « masses » de Petrograd, dont le rôle sera capital durant les événements de février ne semblent prêtes à une révolution, qui, en quelques jours, emporte une dynastie tricentenaire. Les premiers incidents graves de l’année 1917 éclatent le 20 février, après que les autorités de Petrograd eurent annoncé la mise en place d’un système de rationnement, la ville ne disposant de réserves de farine que pour quelques jours. Le même jour, la plus grande entreprise de Petrograd, l’usine d’armement Poutilov, en rupture d’approvisionnement, annonce le licenciement de milliers d’ouvriers. « Du pain, du travail ! » ces exigences économiques sont le déclencheur d’un mouvement revendicatif spontané qui, au départ, n’a rien de révolutionnaire.
Le 23 février, la Journée internationale des femmes une date importante dans le calendrier socialiste offre aux masses un prétexte pour manifester. Plusieurs cortèges de femmes défilent dans le centre-ville : étudiantes, employées, ouvrières du textile des faubourgs ouvriers de Vyborg. Au fil des heures, les rangs des manifestants grossissent, les slogans prennent une tonalité plus politique. Le lendemain, le mouvement de protestation s’étend : près de cent cinquante mille ouvriers grévistes convergent vers le centre-ville. Débordés, n’ayant reçu aucune consigne précise, les cosaques ne parviennent plus à disperser la foule des manifestants. Des centaines d’attroupements se forment, des meetings s’improvisent.
Le 25 février, la grève est générale. Les manifestations s’amplifient encore, les mots d’ordre sont de plus en plus radicaux : « À bas le tsar ! », « À bas la guerre ! » Face à ce mouvement spontané venu de la rue, les rares dirigeants révolutionnaires présents à Petrograd restent prudents, estimant, comme le bolchevik Alexandre Chliapnikov, qu’il s’agit là plus d’une émeute de la faim que d’une révolution en marche. Dans la soirée du 25, le général Khabalov, commandant du district militaire de Petrograd, reçoit un télégramme de Nicolas II, envoyé du quartier général de Mogilev. Le tsar ordonne de « faire cesser par la force, avant demain, les désordres à Petrograd ». Le refus de toute négociation, de tout compromis va faire basculer ce qui n’est aux yeux de tous qu’une agitation sporadique, comme la ville en a connu régulièrement depuis 1905, en une révolution.
Le 26 février, vers midi, la police et la troupe ouvrent le feu, place Znamenskaïa, sur une colonne de manifestants. Plus de cent cinquante personnes sont tuées. Échaudée par ce massacre, la foule reflue vers les faubourgs. Le gouverneur proclame l’état de siège et ordonne le renvoi de la Douma. La cause semble être entendue.
Dans la nuit du 26 au 27 février se produit l’événement qui, en quelques heures, fait basculer la situation : la mutinerie de deux régiments d’élite (Volynski et Preobrajenski), traumatisés d’avoir tiré sur leurs « frères ouvriers ». En quelques heures, la mutinerie fait tache d’huile. Au matin du 27 février, soldats et ouvriers fraternisent, prennent l’arsenal, où ils s’emparent de dizaines de milliers de fusils, aussitôt distribués à la foule, occupent les points stratégiques de la capitale, saccagent les prisons.
Face à cette révolution populaire, spontanée, non maîtrisée, les « politiques » tentent d’organiser, de canaliser le mouvement. Aucun des grands leaders révolutionnaires n’étant présent à Petrograd (Lénine et Martov sont à Zurich, Trotski est à New York, Tchernov à Paris, Tseretelli, Dan et Staline en exil en Sibérie), c’est à des dirigeants de second plan qu’échoit la lourde responsabilité de diriger la révolution. Comme en 1905, la création d’un soviet assemblée élue du « peuple travailleur et combattant » pour fédérer ouvriers et soldats s’impose pour assurer le salut d’une révolution qui se cherche. C’est ainsi que, dans l’après-midi du 27 février, une cinquantaine de militants de tendances révolutionnaires différentes bolcheviks, mencheviks, socialistes-révolutionnaires, travaillistes (socialistes-révolutionnaires de tendance modérée) mettent sur pied un Comité exécutif provisoire des députés ouvriers. Ce comité appelle les ouvriers et les soldats de la garnison à élire leurs représentants.
Ainsi naît le soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, bruyante assemblée de six cents députés environ, dirigée par un comité exécutif composé de révolutionnaires « professionnels » qui se sont cooptés.
Parallèlement à la constitution de ce soviet, se met en place un autre organe, plus traditionnel, de pouvoir. Un groupe de députés de la Douma forme, le 27 février également, un Comité provisoire pour le rétablissement de l’ordre et des rapports avec les institutions et les autorités. Pour ce comité, la priorité des priorités est le retour à l’ordre, et d’abord, le retour des soldats mutinés dans leurs baraquements.
Entre ce comité provisoire inquiet devant l’extension des « désordres » et un soviet troublé par la menace d’une contre-révolution s’engagent de longues négociations qui aboutissent, le 2 mars 1917, à un compromis. Le soviet reconnaît, en attendant la convocation d’une assemblée constituante, la légitimité d’un gouvernement provisoire à majorité libérale, composé, pour l’essentiel, de représentants du Parti constitutionnel-démocrate. Cette reconnaissance reste subordonnée à l’application, par le gouvernement provisoire, d’un vaste programme de réformes démocratiques, fondé sur l’octroi des libertés fondamentales, le suffrage universel, l’abolition de toute forme de discrimination, la suppression de la police, la reconnaissance des droits du soldat-citoyen et une amnistie immédiate de tous les prisonniers politiques.
Le compromis du 2 mars 1917 marque la naissance d’un double pouvoir, la coexistence, émaillée de conflits durant toute l’année 1917, de deux conceptions différentes de la légitimité et de l’avenir de la société russe. D’un côté, le pouvoir d’un gouvernement provisoire, soucieux de faire de la Russie un grand pays libéral et capitaliste et d’ancrer la vie politique russe dans la tradition européenne du parlementarisme ; de l’autre, le pouvoir des soviets, qui se veut non seulement une représentation plus directe, plus « révolutionnaire », des « masses », mais tente aussi d’instaurer une autre façon de faire de la politique.
Dans le compromis entre le Comité provisoire et le soviet, l’incertitude sur ce que serait l’attitude de Nicolas II et des militaires a joué un rôle majeur. À la surprise générale, l’état-major a fait pression sur Nicolas II pour que celui-ci abdique « afin de sauver l’indépendance du pays et assurer la sauvegarde de la dynastie ». Le 2 mars, Nicolas II renonce au trône en faveur de son frère, le grand-duc Michel. Devant la protestation populaire, celui-ci abdique à son tour (3 mars 1917). Les manifestations de liesse auxquelles donne lieu la nouvelle de la fin de la dynastie des Romanov témoignent de la désaffection du pays vis-à-vis du tsarisme. De ce point de vue, les défaites militaires des années 1915 et 1916 avaient porté un coup fatal au mythe du « tsar petit père », sérieusement ébranlé depuis le « dimanche rouge » de 1905.
I.2.1. La fin sanglante de la famille impériale
Nicolas II abdiqua donc en faveur de son frère (puisqu’ Alexi était malade). Le 2 mars 1917 un gouvernement provisoire prit les commandes du pays. Le Tsar, soulagé, croyait pouvoir reprendre une vie normale, sans se soucier des tracas économiques de son pays. En réalité le tsar et sa famille vivaient dans une résidence constamment surveillée. Il souhaitait quitter la Russie et s’installer en Grande-Bretagne. Georges V refusa de les accueillir, n’osant prendre le risque de voir son pouvoir diminué par l’arrivée d’un Tsar en exil. Le reste de l’Europe adopte l’attitude des anglais.
L’abdication ne parvint pas à calmer le peuple, au contraire sa colère était de plus en plus virulente. Le bolchevisme gagnait les foules, les manifestations se propageaient et les soldats refusaient de continuer à mener cette guerre. Les appels démocratiques firent place à des slogans bolcheviques, qui réclamaient l’exécution du Tsar, jugé seul responsable de cette situation. Monsieur Kerenski, Ministre de la Justice refusa d’être le Marat de la Révolution russe. Il décida d’envoyer le Tsar et sa famille en Sibérie afin de la protéger.
En même temps, les Allemands préparaient l’arrivée de Lénine à Saint-Pétersbourg. Le 25 octobre 1917 les bolcheviques s’emparèrent du pouvoir, l’Armée rouge commença à semer la terreur au sein de la population : arrestations arbitraires, exécutions sommaires, déportations vers les goulags… Trotski demanda à Lénine le procès de l’empereur, avec comme Procureur Général lui-même. Un mandat signé par Lénine ordonna à Nicolas II de rentrer à Moscou sous le contrôle de Yakoulev. Le train fut détourné par les soviets, désireux de limiter au minimum les déplacements du Tsar. Finalement le train s’arrêta en Oural. Les conditions de détention étaient minables : manque d’intimités, logements précaires, alimentation insuffisante… Ils sont surveillés par Yourovski. Les bolcheviques étant de moins en moins populaires, se disputant le pouvoir avec les soviets, décidèrent d’annuler le procès et d’appliquer la peine capitale. Ils furent donc fusillés en Oural par Yourovski. En pleine guerre civile, les bolcheviques découvrirent l’horreur. Dominant la région, ils demandèrent à Sokolov d’enquêter sur ce drame. Il n’eut pas assez de temps pour la mener à terme. Cependant, son travail dévoila la manière dont cet assassinat se déroula. Le peuple était peu préoccupé par cette affaire, ne songeant qu’à enrayer la famine. La dictature bolchevique s’installa grâce à Staline : le sort de la famille fut étouffé. Cependant, quelques historiens, chercheurs et scientifiques ont tenté de percer le mystère (d’autant plus grand que venaient se greffer des hypothèses farfelues : survie d’Anastasia…) en marge de l’État. Leurs découvertes ont abouti : en juillet 1991, une enquête judiciaire est ouverte permettant l’exhumation des corps. Quatre expertises génétiques (une aux États-Unis, une en Grande-Bretagne, et deux en Russie) sont arrivées à la même conclusion: il s’agit bien des corps de la famille royale.
Aujourd’hui l’opinion est redevenue favorable à la Monarchie : Vladimir Kirilovitch Romanov a été accueilli en qualité d’héritier du trône de Russie par Eltsine, Leningrad a retrouvé son nom originel. Ils furent inhumés à Saint-Pétersbourg.
I.3. Le premier gouvernement provisoire (mars-avril 1917)
Formé le 2 mars, le premier gouvernement provisoire est présidé par le prince Georges Lvov, entouré d’une majorité de représentants éminents du parti constitutionnel-démocrate (Pavel Milioukov aux Affaires étrangères ; Nikolaï Nekrassov aux Transports ; AndreïChingarev và l’Agriculture). À la gauche de l’échiquier politique gouvernemental, Alexandre Kerenski, ministre de la Justice, est censé « faire le pont » entre le gouvernement et le soviet. En quelques semaines, ce gouvernement prend un train de mesures spectaculaires : libertés fondamentales, suffrage universel, amnistie générale, abolition de la peine de mort, suppression de toutes les discriminations de caste, de race ou de religion, reconnaissance du droit de la Finlande et de la Pologne à l’autodétermination. Malgré ces mesures réellement révolutionnaires, qui marquent une rupture radicale avec la culture politique de l’autocratie tsariste, le gouvernement doit faire face à une vague de revendications et d’actions difficilement contrôlables émanant des couches les plus diverses d’une société en révolution.
Les ouvriers demandent et obtiennent, le plus souvent la journée de huit heures, ainsi que des augmentations de salaire, vite absorbées néanmoins par une inflation galopante. Ils mettent sur pied des comités d’usine et des unités de « gardes rouges ». Les comités d’usine ont pour objectif de contrôler l’embauche et les licenciements, d’empêcher les patrons de procéder à des lock-out, sous prétexte de rupture d’approvisionnement, mais aussi de maintenir une certaine discipline du travail, de lutter contre l’absentéisme. Ces mesures constituent l’ébauche d’un contrôle ouvrier sur la marche des entreprises. Quant aux unités de gardes rouges, ce sont des milices ouvrières armées prêtes à défendre l’usine en tant qu’outil de travail des prolétaires, mais aussi à « défendre la révolution » contre ses « ennemis ».
Le gouvernement provisoire doit aussi faire face à l’agitation croissante qui gagne les armées. Dès le 1er mars 1917, le soviet de Petrograd a promulgué un texte fondamental, le Décret n° 1, véritable charte des droits du soldat. Ce texte abolit les règles de discipline militaire les plus vexatoires de l’ancien régime et permet aux soldats-citoyens de s’organiser en comités de soldats. Loin de se borner aux prérogatives, limitées, que leur donne le Décret n° 1, les comités de soldats outrepassent rapidement leurs droits, en viennent à récuser tel ou tel officier, prétendent en élire de nouveaux. Les unités sont progressivement gagnées par un « pouvoir soldat » qui déstabilise l’armée. Les désertions se multiplient. De mars à octobre 1917, plus de deux millions de paysans-soldats, fatigués de combattre, désertent. Leur retour au village alimente, à son tour, les troubles dans les campagnes.
Dans les villages, cependant, les désordres restent, durant le printemps de 1917, limités, surtout en comparaison avec ce qui s’était passé en 1905. La chute du tsarisme est l’occasion, pour les assemblées paysannes, de rédiger pétitions et motions exposant les doléances et les souhaits du peuple des campagnes. La question de la terre est au centre de tous les espoirs et de toutes les revendications. Les paysans exigent la saisie et la redistribution des terres de la Couronne et des grands propriétaires fonciers. Dans ces « cahiers de la révolution russe » (Marc Ferro) s’exprime avec force l’idéal paysan ancestral du « partage noir », en fonction des « bouches à nourrir ». Puisque la terre est un « don de Dieu », elle ne doit appartenir à personne. Chaque famille paysanne doit en avoir l’usufruit « à mesure de ce qu’elle peut mettre en valeur elle-même, sans l’aide de salariés ». Selon cette logique, « il ne sera laissé au grand propriétaire qu’un domaine qu’il peut cultiver lui-même, avec sa famille »
Pour donner vie à ce vieil idéal égalitaire, les paysans s’organisent, mettent en place des comités agraires, tant au niveau du village que du canton. Jusqu’au début de l’été de 1917, ces comités font encore confiance au gouvernement provisoire et au soviet de Petrograd pour résoudre rapidement le problème agraire. « La terre par la Constituante », telle est, sur cette question capitale, la politique du gouvernement : seule l’assemblée constituante, élue au suffrage universel, sera habilitée à légiférer sur la question agraire. Toute saisie illégale de terres sera sanctionnée. Entre une paysannerie de plus en plus impatiente et un gouvernement soucieux d’éviter l’anarchie et de prévenir les jacqueries, la méfiance, peu à peu, s’installe.
Pour le gouvernement provisoire, la question la plus urgente reste celle de la guerre. Les libéraux au pouvoir considèrent que seule une victoire de la Russie aux côtés des Alliés réussirait à amarrer solidement le nouveau régime aux démocraties occidentales et à assurer la cohésion d’une société en révolution. Aussi, dès le 4 mars 1917, Pavel Milioukov adresse-t-il une note aux Alliés dans laquelle il dit la détermination du nouveau gouvernement russe de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire et l’annexion de Constantinople. Sur la question cruciale des buts de guerre, le soviet de Petrograd adopte une position différente de celle du gouvernement. Dans son Appel aux peuples du monde entier (14 mars 1917), le soviet de Petrograd se prononce pour une « paix sans annexions ni contributions ». Il prône le « défensisme révolutionnaire », qui s’efforce de concilier la « lutte des peuples contre les ambitions annexionnistes de leurs gouvernements » et le « maintien d’une politique défensiste préservant la combativité de l’armée ».
Seul de tous les dirigeants politiques, Lénine, contre l’opinion même de la majorité des bolcheviks, prédit la faillite du défensisme révolutionnaire et prône une rupture immédiate entre le soviet et le gouvernement provisoire. Décidé à tout prix à rentrer en Russie et aidé par le gouvernement allemand qui compte sur la force de déstabilisation du discours léniniste auprès d’une opinion publique russe qui doute de l’opportunité de poursuivre la guerre, Lénine quitte Zurich le 28 mars 1917, traverse, dans un wagon bénéficiant du statut d’exterritorialité, l’Allemagne, gagne la Suède et arrive, le 3 avril, à Petrograd. Il y présente (4 avril 1917) ses fameuses Thèses d’avril, vaste programme contre la poursuite de la guerre, contre le gouvernement provisoire, contre la république parlementaire. Lénine prône la nationalisation des terres, le contrôle ouvrier et le passage de « tout le pouvoir aux soviets ». Ces thèses radicales suscitent incompréhension et opposition au sein même du parti bolchevique, qui reste très divisé, tiraillé entre une base (marins de Kronstadt, gardes rouges des quartiers ouvriers de Petrograd) impatiente, voire prompte à l’aventure, et des dirigeants (Zinoviev, Kamenev hostiles à tout aventurisme).
Quelques jours après le retour de Lénine en Russie, les positions divergentes du soviet de Petrograd, dominé par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, et du gouvernement provisoire, à majorité constitutionnelle-démocrate, débouchent sur une crise politique (« crise d’avril »). Le 18 avril 1917, Pavel Milioukov adresse une note aux Alliés réaffirmant que la Russie combattra « jusqu’à la victoire finale ». La position du soviet, pour une « paix sans annexions ni contributions », n’est même pas mentionnée. La rue se mobilise, exigeant la démission de Milioukov. D’imposantes manifestations où, pour la première fois, figurent des mots d’ordre bolcheviques (« Tout le pouvoir aux soviets ! ») contraignent Milioukov et Alexandre Goutchkov, le ministre de la Guerre, à démissionner.
Face à cette situation de crise, le soviet de Petrograd annonce son ralliement à un gouvernement de coalition, qui rassemblerait libéraux (constitutionnels-démocrates) et socialistes modérés (socialistes-révolutionnaires et mencheviks). Cette participation n’est pas exempte d’arrière-pensées : les libéraux espèrent tenir les socialistes modérés par leur participation aux responsabilités gouvernementales et à la conduite de la guerre, tout en utilisant leur influence conciliatrice sur les masses ; les socialistes espèrent obtenir des réformes et la cessation de la guerre, tout en déjouant les projets contre-révolutionnaires. L’entrée de six ministres socialistes, dirigeants du soviet de Petrograd (dont Tseretelli et Tchernov) dans le second gouvernement provisoire, laborieusement constitué le 5 mai 1917, modifie profondément la donne politique et remet en question le principe même du double pouvoir. Les lignes de clivage ne passent plus désormais entre le soviet et le gouvernement. Devenus les gestionnaires de l’État bourgeois, les socialistes modérés laissent l’initiative de la contestation aux bolcheviks à un moment où les tensions sociales s’exacerbent.
I.4. Le second gouvernement provisoire (mai-juillet 1917)
La question de la paix ou de la guerre reste au centre des préoccupations du gouvernement de coalition. Principal théoricien du défensisme révolutionnaire, le menchevik Tseretelli élabore un plan de paix en deux volets : intervention auprès des gouvernements des pays belligérants pour les rallier à la formule d’une paix sans annexions ; organisation, à Stockholm, d’une conférence de tous les partis socialistes européens pour les convaincre d’imposer un plan de paix générale à leurs gouvernements respectifs. Cet ambitieux et utopique projet avorte dès le mois de juin 1917.
Après avoir échoué sur le front de la paix, le gouvernement de coalition n’a guère plus de succès sur celui de la guerre. Malgré l’éloquence légendaire du nouveau ministre de la Guerre, Alexandre Kerenski, qui effectue une mémorable tournée sur le front dans l’espoir de remonter le moral des troupes, la grande offensive russe du 18 juin 1917, attendue avec impatience par les Alliés depuis le début de l’année, s’enlise, après d’éphémères succès initiaux, au bout d’une semaine, faute de matériel et de munitions. Le 2 juillet, les Empires centraux lancent une contre-offensive victorieuse, qui fait reculer le front russe de cent à deux cents kilomètres.
À l’arrière, les tensions sociales se font plus vives. Dans les villes, les patrons refusent aux comités ouvriers, de plus en plus décidés, le contrôle ouvrier qu’ils exigent, et répondent aux grèves par des lock-out. Dans les campagnes, les comités agraires durcissent leur attitude, saisissent matériel agricole et cheptel des propriétaires fonciers, s’approprient les terres inexploitées, réévaluent d’autorité les baux à la baisse. Parallèlement à ces actions concertées se multiplient les actes individuels de violation de la légalité. Pour éviter l’anarchie, le gouvernement est contraint d’envoyer des troupes pour rétablir l’ordre. Pour accélérer le règlement de la question de la terre, il convoque la première session du Comité agraire national.
Dans le même temps, les mouvements des populations allogènes se développent. Les musulmans tiennent leur premier congrès « panmusulman » à Kazan (1er mai 1917) ; les Ukrainiens se dotent d’un « secrétariat général », forment des régiments nationaux et évoluent vers le séparatisme. Dans cette effervescence, ce foisonnement de pouvoirs autoproclamés ou démocratiquement élus, les bolcheviks, en marge de tous les partis de gouvernement, attisent toutes les formes de contestation de l’ordre établi. Toujours minoritaires dans les syndicats et les soviets, largement dominés par les socialistes modérés, les bolcheviks acquièrent, pour la première fois, à la fin de mai 1917, la majorité à la conférence des comités d’usine de Petrograd, où ils défendent l’idée du contrôle ouvrier.
La manifestation du 18 juin 1917, organisée par le soviet de Petrograd pour soutenir sa politique, révèle la montée en puissance des bolcheviks dans la capitale. Émaillée de violents incidents entre socialistes modérés et bolcheviks, elle consomme la scission des révolutionnaires russes.
Le problème de la poursuite de la guerre constitue, comme en avril, le catalyseur des journées des 3 et 4 juillet. Le 3 juillet, plusieurs régiments de la garnison, gagnés par la propagande bolchevique et craignant d’être envoyés sur le front, décident de passer à l’action et de « donner tout le pouvoir au soviet ». Tandis que les leaders socialistes modérés du soviet de Petrograd tentent de calmer les ardeurs de la foule qui entoure le palais de Tauride, les dirigeants bolcheviques sont eux aussi débordés, divisés (Kamenev et Zinoviev prônent la modération, Lénine est hésitant, Staline et Chliapnikov sont tentés de forcer le destin). Durant toute la journée du 4 juillet, les manifestants, que personne n’encadre, demandent en vain au soviet de prendre le pouvoir. Dans la soirée, le gouvernement provisoire fait appel à des troupes sûres pour disperser, par la force, les manifestants. Accusé d’avoir fomenté un coup d’État, le parti bolchevique est interdit, ses dirigeants sont arrêtés. Lénine, qualifié d’« agent du Kaiser », parvient à s’enfuir en Finlande. Cette fuite accrédite sa culpabilité. Le parti bolchevique semble décapité.
À l’issue de cet épisode, le prince Lvov charge Kerenski de remanier le gouvernement. Après une longue crise ministérielle (6-23 juillet), Kerenski (qui garde le portefeuille de la Guerre) forme un gouvernement de salut révolutionnaire, où constitutionnels-démocrates, revenus en force, et socialistes modérés cohabitent tant bien que mal.
I.5. La crise de l’été de 1917
Durant l’été de 1917, le « pays réel » sombre peu à peu dans l’anarchie : l’économie, à bout de souffle après trois années de guerre, est quasi arrêtée ; les conséquences de cette faillite économique chômage, inflation, problèmes de ravitaillement pèsent sur un climat social de plus en plus tendu dans les villes. Dans les campagnes, les jacqueries se multiplient. Quant à l’armée, elle se délite rapidement, sous l’effet de mutineries et de désertions.
Face à cette situation, la tentation est grande, dans les milieux du patronat et dans l’état-major, de trouver un homme fort qui remettrait de l’ordre dans le pays. Depuis les journées de juillet, le climat politique a considérablement évolué. Désormais, les groupes de pression conservateurs la Société pour la renaissance économique de la Russie, l’Union des grands propriétaires, l’Union des officiers de l’armée et de la flotte occupent le premier rang dans les allées du pouvoir. Un pouvoir divisé, où de profondes rivalités mettent aux prises civils et militaires aspirant à la dictature, alors même que les piliers sur lesquels repose l’État la justice, l’armée, l’administration sont ébranlés sous les coups d’une révolution multiforme en marche.
Résolu à être le Bonaparte de la révolution russe et à éradiquer le « jacobinisme bolchevique », Alexandre Kerenski prend une série de mesures autoritaires : restauration de la peine de mort sur le front, limitation des droits des comités de soldats, envoi de troupes pour réprimer les révoltes agraires. Face à Kerenski, compromis aux yeux des conservateurs par ses liens avec le soviet de Petrograd et par son passé de révolutionnaire, même modéré, le haut commandement, les milieux patronaux et les Alliés, de plus en plus inquiets de voir la Russie sombrer dans l’anarchie, misent sur le général Lavr Kornilov commandant en chef des armées.
La rivalité entre Kerenski et Kornilov, tous deux prétendants au rôle de restaurateur de l’ordre, éclate en plein jour lors de la conférence d’État consultative qui réunit à Moscou, du 12 au 20 août 1917, représentants du patronat, des syndicats, des groupes professionnels, des officiers, des Églises et des partis politiques (bolcheviks exceptés). Lors de cette conférence qui prétend restaurer l’autorité de l’État et des groupes constitués face aux soviets et autres innombrables comités (d’usine, de quartier, de femmes, de salut public, etc.) surgis de la base au cours des événements révolutionnaires, Kornilovprend l’avantage sur Kerenski en présentant un programme radical : dissolution de tous les comités révolutionnaires, fin de toute intervention de l’État dans les domaines économique et social, militarisation des chemins de fer et des usines d’armement, rétablissement de la peine de mort à l’arrière… Appuyé par le corps des officiers et par les conservateurs, Kornilov exige, le 26 août, un remaniement ministériel. Tandis que les ministres constitutionnels-démocrates démissionnent, Kerenski démet le généralissime Kornilov de ses fonctions. Mais celui-ci, qui avait déjà fixé au 27 août la date de son putsch, fait avancer ses troupes sur Petrograd. Dans l’épreuve de force qui s’engage, les bolcheviks manifestent leur « solidarité révolutionnaire » envers le gouvernement. Dénonçant le putsch, mettant à profit leur expérience de la clandestinité, ils contribuent, grâce à leurs relais parmi les cheminots et les comités de soldats, à enrayer l’avancée du généralissime. Ses dirigeants libérés, le parti bolchevique fait une rentrée spectaculaire sur la scène politique. Le soulèvement armé dans Petrograd, sur lequel comptait Kornilov, n’a pas lieu. En quarante-huit heures, le putsch est annihilé et le général Kornilov est arrêté. Sur le plan politique, l’échec du putsch renverse radicalement la situation. Les constitutionnels-démocrates, qui ont ouvertement soutenu Kornilov, sont discrédités. Les bolcheviks apparaissent comme ceux qui ont sauvé la révolution. Quant à Kerenski, en apparence vainqueur de l’affrontement entre civils et militaires, il est en réalité déstabilisé. Il ne peut plus, en effet, compter ni sur le haut commandement, ni sur les relais traditionnels d’un pouvoir d’État en déliquescence.
Tandis que militaires et civils s’affrontent pour le contrôle du sommet de l’État, le pays s’enfonce dans le chaos. L’armée se décompose. Alors que les Allemands accentuent leur pression (Riga tombe le 21 août), mutineries et désertions s’étendent. Des centaines d’officiers, soupçonnés d’être des contre-révolutionnaires, sont arrêtés par leurs soldats. En septembre, le nombre de déserteurs atteint plusieurs milliers, voire dizaines de milliers par jour. Les rumeurs de partage des terres accélèrent la débandade des paysans-soldats. À l’approche des semailles d’automne, les troubles dans les campagnes, attisés par le retour au village de déserteurs armés, deviennent de plus en plus violents. Les comités agraires, dominés par les notables et l’intelligentsia rurale, sont débordés par une base de plus en plus impatiente de procéder au « partage noir ». À partir de la fin août, les paysans partent à l’assaut de milliers de domaines seigneuriaux, systématiquement mis à sac et brûlés, pour en chasser « une fois pour toutes » le propriétaire foncier honni. En priorité dirigée contre les grands propriétaires, massacrés quand ils se trouvent sur les lieux, la violence paysanne se déchaîne aussi contre les koulaks (paysans aisés) qui avaient quitté la commune paysanne à la faveur des réformes de Stolypine pour s’installer sur un lot remembré, en pleine et entière propriété. Les koulaks doivent rétrocéder au pot commun les terres que l’assemblée paysanne juge en surplus par rapport à la norme égalitaire, calculée en fonction des bouches à nourrir. L’immense jacquerie paysanne qui embrase à l’automne 1917 l’Ukraine et les provinces de Tambov, Voronej, Saratov, Toula, Orel, Riazan, provinces où la « faim de terre » est la plus forte, apparaît comme l’aboutissement d’un grand cycle de révoltes commencé au début du siècle. Cette révolution paysanne, qui suit, dans sa temporalité comme dans son déroulement, sa propre voie, autonome, plus proche du populisme que du bolchevisme, déstabilise profondément un pouvoir politique déjà affaibli, qui n’a plus d’armée ni de police pour assurer la protection des biens et des personnes.
Dans les villes, le climat social se durcit. L’économie sombre, les prix flambent, le chômage touche près d’un ouvrier sur deux. Pour le monde du travail, le salut ne peut venir que du contrôle ouvrier, de la nationalisation des entreprises, du passage du pouvoir aux soviets. L’indéniable radicalisation des masses populaires, urbaines et rurales signifie-t-elle leur bolchevisation ? Pas nécessairement. Tous les mécontents n’adhèrent pas au parti bolchevique, qui, bien qu’en forte croissance, ne compte guère plus de 150 000 membres en octobre 1917 (24 000 en février). Néanmoins, dans le vide institutionnel de l’automne de 1917, où toute autorité étatique a disparu, ayant cédé la place à une multitude de comités et de soviets, il suffit qu’un noyau bien organisé agisse avec détermination pour exercer aussitôt une autorité disproportionnée à sa force réelle.
I.6. Octobre 1917 : révolution ou coup d’État ?
Depuis près de quatre-vingts ans, la prise du pouvoir par les bolcheviks, le 25 octobre 1917, fait l’objet d’interprétations radicalement différentes. Pour une école d’historiens, que l’on peut qualifier de « libérale » (Richard Pipes, Martin Malia), les événements d’octobre 1917 n’ont été qu’un coup d’État perpétré par un groupuscule minoritaire, résultat d’une habile conspiration tramée à la faveur de désordres sociaux par une poignée de fanatiques dépourvus de toute assise réelle dans le pays. À l’opposé, l’historiographie soviétique a tenté de démontrer que la « grande révolution socialiste d’Octobre » avait été l’aboutissement logique, inéluctable, d’un itinéraire libérateur entrepris par les masses consciemment ralliées au parti bolchevique, moteur de l’Histoire. Rejetant ces deux vulgates, un troisième courant historiographique a tenté d’expliquer, comme l’écrivait en 1977 son pionnier Marc Ferro, que « l’insurrection d’octobre avait pu être à la fois un mouvement de masse et que seul un petit nombre y avait participé ».
La prise du pouvoir par les bolcheviks, minutieusement préparée selon l’art le plus consommé de l’insurrection, a été rendue possible par le fait qu’une vaste révolution sociale, multiforme (dans l’armée, dans les milieux ouvriers, dans les campagnes, parmi les nationalités) avait, depuis plusieurs mois, ébranlé les institutions traditionnelles, sapé les fondements mêmes de l’État. Durant un bref mais décisif instant, l’action des bolcheviks, minorité politique agissant dans le vide institutionnel ambiant, alla dans le sens des aspirations du plus grand nombre : la terre, la paix, le contrôle ouvrier, tout le pouvoir aux soviets, l’émancipation des nationalités. Momentanément, coup d’État politique et révolution sociale confluèrent, avant de diverger, ouvrant la voie à un affrontement entre la société et le nouveau régime, et, à terme, à des décennies de dictature politique.
Dans la préparation de la prise du pouvoir, le rôle de Lénine apparaît décisif. Dès la mi-septembre, de son exil finlandais, Lénine rédige, à l’adresse du comité central bolchevique, lettre sur lettre (« Les bolcheviks doivent prendre le pouvoir », « Marxisme et insurrection ») condamnant le légalisme révolutionnaire des dirigeants bolcheviques, qui, à l’instar de Kamenev et de Zinoviev, échaudés par l’amère expérience des journées de juillet, prônent la prudence et condamnent tout aventurisme. Pour Zinoviev et Kamenev, il n’est pas nécessaire de brusquer les événements : les soviets des grandes villes se « bolchevisent » rapidement (Trotski a été élu, le 9 septembre, à la tête du comité exécutif du soviet de Petrograd) ; le IIe congrès panrusse des soviets, convoqué pour le 20 octobre 1917, aura, sans nul doute, une majorité bolchevique et socialiste-révolutionnaire hostile au gouvernement provisoire et favorable au passage de tout le pouvoir aux soviets. Face à l’attentisme d’une partie des dirigeants bolcheviques, Lénine veut, à tout prix, forcer la marche de l’Histoire (« Il serait naïf d’attendre une majorité formelle en faveur des bolcheviks. Aucune révolution n’attend ça […] L’Histoire ne nous pardonnera pas si nous ne prenons pas maintenant le pouvoir… »). Si le transfert du pouvoir se faisait à la suite d’un vote du IIe congrès des soviets, constate Lénine, le gouvernement qui en serait issu serait nécessairement un gouvernement de coalition, regroupant toutes les forces révolutionnaires. Les bolcheviks devraient partager le pouvoir avec les autres formations socialistes, largement majoritaires dans l’ensemble du pays : mencheviks et surtout socialistes-révolutionnaires, bien implantés dans les campagnes et dans les armées. Aussi, pour Lénine, est-il indispensable que les bolcheviks conquièrent seuls le pouvoir à l’issue d’une insurrection militaire, avant la convocation du congrès des soviets.
Au début d’octobre, Lénine revient clandestinement à Petrograd. Le 10 octobre, après dix heures de discussions, il parvient à convaincre la majorité des membres du comité central de la nécessité d’une insurrection armée, dont le principe est approuvé par dix voix contre deux (celles de Zinoviev et de Kamenev). Toutefois, aucune mesure pratique n’est prise avant le 16 octobre, date à laquelle se réunit un comité central élargi, qui vote un texte appelant à l’insurrection. Ce même jour, agissant en tant que président du soviet de Petrograd, Trotski met sur pied un Comité militaire révolutionnaire de Petrograd, noyauté par les bolcheviks. C’est sous le couvert du soviet, qui reste l’organe le plus populaire auprès des masses, qui aspirent au pouvoir des soviets, que les bolcheviks dirigeront leur coup d’État. Le scénario est prêt, l’insurrection imminente. Le secret n’est même pas tenu : en effet, aussitôt après la réunion du 16 octobre, Zinoviev et Kamenev ont rendu publique leur position dans le journal dirigé par Maxime Gorki, La Vie nouvelle. Face à ces préparatifs, Kerenski, mal informé par le haut commandement sur l’état et le moral des troupes, sous-estime la menace bolchevique. Loin de redouter le coup d’État qui se prépare, il l’appelle de ses vux, persuadé qu’il pourra sans difficultés anéantir une fois pour toutes les bolcheviks. L’épreuve de force débute le 22 octobre, lorsque la garnison de Petrograd se rallie au Comité militaire révolutionnaire de Petrograd. Privé de troupes, Kerenski ne peut s’appuyer que sur les élèves officiers pour résister à l’insurrection qui éclate le 24 au soir, quand les détachements du Comité militaire révolutionnaire de Petrograd quelques milliers de gardes rouges, de matelots de Kronstadt et de soldats s’assurent sans rencontrer de résistance le contrôle des points stratégiques de la capitale. Tandis que Kerenski quitte Petrograd à la recherche de renforts, Lénine annonce, le 25 octobre, à 9 h 45 du matin, que « le gouvernement provisoire a été déposé » et que « l’autorité gouvernementale est passée aux mains de l’organe du soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, le Comité militaire révolutionnaire ». Dans la nuit, alors que les insurgés se sont emparés du palais d’Hiver, où se sont retirés les ministres, après avoir surmonté sans peine la résistance des cadets et du bataillon féminin qui constituent l’unique et dérisoire défense d’un gouvernement impuissant, s’ouvre le IIe congrès panrusse des soviets. Après avoir condamné la « conspiration militaire organisée derrière le dos des soviets », mencheviks et socialistes-révolutionnaires quittent la salle. Restés en nombre aux côtés de leurs seuls alliés, le petit groupe des socialistes-révolutionnaires de gauche, les bolcheviks font ratifier leur coup de force par le congrès, qui vote un texte rédigé par Lénine, attribuant « tout le pouvoir aux soviets ». Cette résolution formelle permet aux bolcheviks d’accréditer une fiction qui abusera des générations de naïfs : ils gouvernent au nom du peuple dans le « pays des soviets ».
Avant de se séparer, le IIe congrès des soviets entérine la constitution d’un gouvernement exclusivement bolchevique, le Conseil des commissaires du peuple, présidé par Lénine, et approuve les décrets sur la paix et sur la terre.
Bien avant 1917, Lénine avait jugé indissociables la prise du pouvoir par les bolcheviks, la fin de la « guerre impérialiste » et sa transformation en une guerre civile, et le déferlement d’une révolution prolétarienne en Europe. Aussi, le « Décret sur la paix » apparaît-il comme un acte fondateur. Se situant délibérément hors des normes de la diplomatie traditionnelle, il témoigne de la volonté de Lénine de bouleverser l’ordre international, dans la perspective utopique d’une révolution mondiale : il s’adresse, en effet, non pas aux États, mais aux « peuples épuisés » appelés à « ouvrir sans délai les négociations pour une juste paix démocratique […] sans annexions ni contributions ». Fondé sur l’utopie d’une révolution imminente à l’échelle de l’Europe entière et en premier lieu de l’Allemagne, pays où le prolétariat était le plus « avancé », le pari bolchevique d’une paix générale est rapidement perdu. En quelques semaines, les bolcheviks doivent se rendre à l’évidence : la sortie du grand conflit mondial, étape obligée pour sauvegarder le régime, passe par le plus humiliant traité que la Russie ait jamais signé : le traité de Brest-Litovsk (3 mars 1918), qui entérine la perte des territoires les plus riches de l’ex-empire tsariste, producteurs, avant-guerre, du tiers de l’acier et du blé russes
Second texte majeur adopté par les bolcheviks : le « Décret sur la terre », qui prévoyait l’abolition, sans indemnité, de la propriété privée et la mise à disposition des terres aux comités locaux. Ce texte capital ne faisait, en réalité, que légitimer ce que de nombreux comités avait spontanément entrepris depuis l’été de 1917. En acceptant la redistribution des terres, le « partage noir », en empruntant aux socialistes-révolutionnaires leur programme agraire, les bolcheviks, qui avaient toujours été partisans d’une nationalisation des terres et de l’instauration de formes collectives d’exploitation, s’assuraient momentanément le soutien de l’immense majorité de la paysannerie. Mais ce soutien était fondé sur un grave malentendu : pour Lénine, les paysans restaient avant tout des « petits propriétaires » rechignant à livrer leur production aux villes affamées, seuls bastions du bolchevisme dans l’océan paysan de la Russie. Dès le printemps de 1918, les rapports entre le nouveau pouvoir et la paysannerie se dégradèrent.
Pour les « masses en révolution » depuis le début de l’année 1917, comme pour les dirigeants bolcheviques qui s’étaient emparés du pouvoir selon la maxime napoléonienne « On s’engage… et puis on voit », octobre 1917 n’était qu’une étape, davantage un détonateur qu’une fin en soi, dans la perspective d’une révolution européenne, voire mondiale. Mais aussi, avec le recul de l’histoire, un jalon dans un grand cycle de crises, ouvert en 1914, et qui ne se referma, dans l’ex-empire tsariste devenu U.R.S.S., qu’en 1922, à l’issue de huit années de guerre, de révolution et de guerres civiles, de terreur et de famine, de « luttes des classes » et de « communisme de guerre ».