LA RUSSIE DE 1880 A 1917
VII.2.3. Apparition du marxisme
La poussée industrielle des années 1880-1890, mettant au premier plan l’agitation ouvrière (la première grande grève éclate à Orekhovo-Zouiévo en 1885) et apparaissant comme une nécessité, avait cependant converti au socialisme scientifique un certain nombre de populistes (réfugiés en Suisse) et entraîné en Russie la formation de cercles marxistes, qui comptaient davantage d’intellectuels que d’ouvriers et étaient souvent animés par des étudiants polonais et bulgares. En 1883, Plekhanov, « le père du marxisme russe », fonde le groupe révolutionnaire « Libération du travail » (Osvobozdenie truda) et, en 1884, publie l’ouvrage Nos Différences (Nasi raznoglasja), où il expose la conception marxiste du développement économique de la Russie. Les cercles marxistes ont eu peu d’influence sur les grèves « sauvages » qui se multiplient dans les années 1890 ; toutefois, à la suite de la terrible famine de 1891, qui révéla à l’intelligentsia à la fois la pauvreté paysanne et l’incompétence de l’administration, ils ont reporté sur l’action des villes et le rôle des masses ouvrières l’espoir d’une révolution politique. Le marxisme théorique, qui tendait à un « économisme conformiste », a pu d’ailleurs s’exprimer légalement, mais il fut rapidement supplanté par un marxisme révolutionnaire et clandestin, attaché au nom de Lénine. Celui-ci, arrivé dans la capitale en 1895, est bientôt arrêté, puis exilé en Sibérie (1897), où il prépare un ouvrage capital, oeuvre à la fois de militant politique et d’historien : Le Développement du capitalisme en Russie (Razvitie kapitalisma v Rossii, 1899). Pendant son absence, s’est fondé à Minsk (1898) le Parti social-démocrate russe, dont l’activité se poursuit surtout à l’étranger et qui se divise au deuxième congrès (à Bruxelles, puis Londres, 1903) sur la conception du parti et de la tactique révolutionnaire en bolcheviks (la majorité, avec Lénine) et mencheviks (la minorité, avec Axelrod. Les deux groupes qui mènent d’âpres luttes, où les mencheviks l’emportent d’abord (le journal Iskra (L’Étincelle) créé par Lénine, est entre leurs mains en 1904), se réconcilient momentanément lors des événements de 1905. Mais ces conflits lourds d’avenir sont peu connus des masses populaires ; le marxisme ne touche qu’une infime partie du monde ouvrier. Le rapide essor industriel, à peine ralenti par la crise économique de 1900-1902, grossit les classes moyennes où s’exprime, par la voix des zemstva et des gens d’affaires, une opposition modérée. Celle-ci, à la fois loyaliste et libérale, ne va pas au-delà de la revendication d’une assemblée nationale représentative et de prudentes améliorations sociales.
VII.3. Une politique extérieure impérialiste
La Russie de 1900 paraît puissante, appuyée sur une aristocratie que renforce une bourgeoisie anoblie, protégée par sa police et son armée. Les difficultés intérieures n’ont pas ralenti son expansion. Il est vrai que, ayant pris pied à la fin du XVIIIe siècle sur le continent américain (1783), puis installé des ports et des pêcheries en Alaska et jusqu’à la latitude de la future ville de San Francisco (1812), elle s’était repliée sur le continent asiatique et avait vendu ses possessions aux États-Unis (1867) ; mais elle participait à l’action des puissances capitalistes contre la Chine et, en 1860, par le traité de Pékin, annexait la région de l’Amour, où était fondé le port de Vladivostok (« le dominateur de l’Orient »). Cependant la poussée en direction de l’Asie centrale s’acheva par la conquête totale de celle-ci entre 1864 et 1885. Deux États féodaux subsistèrent sous le protectorat russe : l’émirat de Boukhara et le khanat de Khiva. Le khanat de Koland fut supprimé et, en 1867, fut fondé un gouvernement général du Turkestan sous administration militaire. L’Asie centrale ne devint pas colonie de peuplement, mais source de coton pour les industriels moscovites, débouché commercial et base stratégique à proximité de l’Inde, mettant bientôt en conflit les deux impérialismes russe et anglais.
Profitant de la guerre franco-allemande de 1870, le gouvernement russe déclara nulles des clauses du traité de Paris ; la neutralité de la mer Noire prit fin officiellement en mars 1871. En 1873, les trois empereurs de Russie, d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie signèrent un accord de faible portée réelle. La diplomatie tsariste est alors absorbée par la question des Balkans, où elle appuie les mouvements nationaux contre l’Empire ottoman. À la suite de l’insurrection de la Bosnie et de l’Herzégovine en 1875, les Bulgares (1876), les Serbes, et les Monténégrins prennent les armes contre l’Empire ottoman ; la Russie, pour consolider son influence dans les Balkans, répondant d’ailleurs à un fort mouvement d’opinion en faveur des frères slaves (collecte de fonds, levée de volontaires), déclare à son tour la guerre et, après une campagne dure et victorieuse (1877-1878), impose à la Turquie le traité de San Stefano (1878), dont les clauses (création d’une grande Bulgarie) durent être révisées sur intervention de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie (congrès de Berlin, 1878) : Roumanie, Serbie et Monténégro obtinrent leur indépendance ; la Bulgarie, réduite, reçut l’autonomie. La Russie annexa les districts de Batoum, Kars et Ardahan à sa frontière caucasienne, ainsi que le sud de la Bessarabie, qu’elle avait dû céder après la guerre de Crimée. Politiquement isolée, la Russie signe en 1881 le renouvellement de l’accord de 1873, mais, pour contrebalancer la Triple Alliance germano-austro-italienne, se rapproche de la France qui, après la défaite de 1870, cherche un appui à l’Est. L’alliance franco-russe, comprenant un accord politique (1891) et une convention militaire (1892) ratifiée en 1893, lie étroitement la Russie à la France, qui devient l’une de ses principales sources de capitaux importés (surtout des emprunts d’État et des investissements industriels), concurrençant la Belgique, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et, dans une faible mesure, les États-Unis.
C’est dans le Pacifique Nord que, dès la fin du XIXe siècle, la Russie devient une rivale dangereuse pour les autres grandes puissances (Angleterre, États-Unis, France, Japon) qui luttent pour s’assurer les meilleures positions en Chine et en Mandchourie, deux zones où l’Angleterre, les États-Unis et la France luttent pour s’assurer de bonnes positions économiques, mais où, surtout, le Japon et la Russie rivalisent depuis 1891, date de la construction du Transsibérien par ce dernier pays. C’est la politique agressive de la Russie qui est cause du conflit. En 1893, avec l’appui de la France et de l’Allemagne, la Russie humilie le Japon, vainqueur de la Chine en 1895 : elle oblige ce pays à rendre la péninsule du Liaodong, que lui reconnaissait à l’occasion de cette victoire le traité de Shimonoseki. Le Japon avait également obtenu par la même occasion Formose, les îles Pescadores et la reconnaissance par la Chine de l’indépendance de la Corée.
En 1896, par un accord secret avec la Chine, les Russes garantissent le territoire chinois contre les agressions extérieures et, en retour, obtiennent la concession du chemin de fer qui traversera la Mandchourie à partir de Harbin jusqu’à la mer. Ce « Transmandchourien » consacre la pénétration économique russe et son influence dans l’est de la Chine. Lorsque, en 1897, l’assassinat de deux missionnaires allemands aboutit à la cession du territoire de Kiao-Tcheou à l’Allemagne par un bail de 99 ans, le tsar Nicolas IIexige un bail de 25 ans pour la partie sud du Liaodong, y compris Port-Arthur. En 1898, la Chine concède à la Russie le bail de Port-Arthur avec le droit d’y établir une base navale. Enfin, en 1900, le soulèvement national chinois des Boxers, en réaction contre les pays étrangers présents, est écrasé par une intervention militaire de huit grandes puissances, à laquelle la Russie participe. Après cela, des troupes russes restent sur le terrain, sous le prétexte de protéger la construction du Transmandchouriln. Des aventuriers russes proposent, à la même époque, de développer un projet de concessions forestières sur le Yalou en Mandchourie, ce qui permettrait aux sujets du tsar de pénétrer en Corée. Nicolas II est très enthousiasmé par ce projet, car il pense que la Russie a une mission civilisatrice en Asie et il sous-estime grossièrement la puissance et les ambitions japonaises. Son ministre des Finances, Witte, qui s’y oppose formellement, est contraint de démissionner. Dans un premier temps, le Japon tente de négocier. Il propose un partage qui donnerait aux Russes le nord de la Mandchourie et au Japon le sud, ainsi que la Corée. Mais, très vite, les responsables japonais se rendent compte que les tentatives de conciliation ne servent à rien : l’intervention militaire est décidée.
VII.3.1. La guerre russo-japonaise
Alors, le 8 février 1904, le Japon attaque sans déclaration de guerre la flotte russe dans la rade de Port-Arthur. Il est militairement bien préparé et bien organisé ; allié de la Grande-Bretagne, il est diplomatiquement soutenu et, enfin, il combat près de ses bases. En face, la Russie n’est pas prête (son commandement en Extrême-Orient, assuré par l’amiral Alexeiev et le général Kouropatkine, est incompétent et ses troupes insuffisantes) ; les renforts sont acheminés par le Transsibérien à voie unique, très lent et interrompu au niveau du lac Baïkal. Enfin, le pouvoir est affaibli par les vagues de mécontentement intérieur.
Cette disproportion explique le succès des opérations japonaises : défaites russes à la bataille de Liaoyang (24 août-5 septembre 1904), au fleuve Cha-ho (5-18 octobre 1904) et à Moukden (21 février-10 mars 1905), qui font reculer l’armée russe dans le nord de la Mandchourie. Les 27-29 mai 1905, la flotte de l’amiral Zinovi Rojdestvenski, venue de la Baltique avec beaucoup de difficultés pour tenter de sauver Port-Arthur, est anéantie au cours de la bataille, au détroit de Tsushima. La Russie est désormais obligée de négocier. La paix : l’humiliation d’une nation occidentale. Un armistice est conclu entre les deux gouvernements : si les Russes sont très affaiblis par la révolution de 1905, les finances japonaises sont totalement épuisées et l’Empire nippon n’a plus les moyens de détruire le gros des troupes russes d’Extrême-Orient. Avec la médiation du président américain Theodore Roosevelt, une Conférence de paix est organisée à Portsmouth, aux États-Unis, le 5 septembre 1905. Les clauses du traité signé à cette occasion contiennent les stipulations suivantes : la Russie doit reconnaître la prééminence des intérêts du Japon en Corée ; elle cède à son vainqueur son bail sur la péninsule du Liaodong, sa base de Port-Arthur, la voie ferrée au sud du Chandong et la moitié sud de l’île de Sakhaline. Les deux pays, d’un commun accord, s’engagent à restituer la Mandchourie à la Chine. Malgré l’insistance du Japon, aucune indemnité de guerre n’est prévue.
Cette guerre est un véritable coup de massue pour le gouvernement russe, qui ne s’attendait absolument pas à la défaite. L’humiliation des premiers revers a contribué à précipiter un événement qui aurait eu lieu de toutes manières : la révolution de janvier 1905. Du côté japonais, en revanche, c’est un véritable triomphe, car, pour la première fois dans l’histoire du monde, une nation occidentale est vaincue par une nation asiatique. L’Empire nippon en tire un prestige militaire considérable, qui durera jusqu’en 1945. En même temps que la Russie se trouve engagée dans un conflit contre le Japon en Asie orientale, elle est affaiblie à l’intérieur par le déclenchement d’une révolution, en janvier 1905.
VIII. Crises et première révolution
Une révolution éclata en effet dans la capitale le 22 (9 selon le calendrier grégorien) janvier 1905, après une manifestation populaire que dirigeait le pope Gapone et qui, porteuse d’une pétition au tsar, fut mitraillée par la troupe (« Dimanche rouge »). La crise économique de 1900-1912, frappant surtout le prolétariat des usines, la gêne d’une paysannerie (12 millions de familles en 1905) où s’accentuaient les différences sociales (20 % d’entre elles exploitaient la moitié des terres, près du tiers cultivant des lots de 3 ha), le mécontentement des étudiants protestant contre leur statut universitaire (troubles à Moscou, à Kharkov, à Kiev en 1901) ont préparé un terrain d’agitation, sur lequel à partir de 1903 (grève de Rostov qui aboutit à des meetings de masse, première grande expression de conscience ouvrière) se greffe l’action des comités révolutionnaires dont les revendications ne sont plus seulement professionnelles, mais politiques. Les attentats organisés par les socialistes révolutionnaires (assassinat des ministres de l’Intérieur Sipyagine en 1902, Plehve en 1904, d’un ministre de l’Instruction publique et de deux gouverneurs) accentuaient la tension sociale, devant laquelle le gouvernement oscillait entre une répression sévère et des velléités de concessions à l’opposition modérée.
Après le Dimanche rouge, les défaites de Mandchourie et le développement des troubles à travers tout le pays (à la campagne comme dans les usines) contraignent le gouvernement à amorcer le 19 août 1905 la création d’une assemblée consultative élue (Douma) et, par le Manifeste du 30 octobre 1905, à ériger celle-ci en une assemblée législative élue, répondant ainsi aux voeux du Parti K. D. (constitutionnel-démocrate), issu de la bourgeoisie libérale et fondé en septembre 1905. Mais cette concession, qui fait de la Russie une monarchie constitutionnelle, non parlementaire, puisque le ministre, nommé par le souverain, ne dépend pas de l’Assemblée, n’a pas désarmé une opposition révolutionnaire, préfiguration des événements de 1917. Les jacqueries paysannes, les mutineries militaires (dont la plus connue est l’épisode du cuirassé Potemkine, et surtout la naissance spontanée de soviets de marins et d’ouvriers à Saint-Pétersbourg et à Moscou, de cheminots (en particulier les lignes sibériennes de transports de troupes en Mandchourie), qui tentent d’organiser un pouvoir politique, jalonnent les derniers mois de l’année 1905 ; si le soviet de Saint-Péterbourg, dominé par les mencheviks (et présidé parTrotski), ne va pas au-delà de la constitution d’un gouvernement révolutionnaire, celui de Moscou décrète l’insurrection de l’armée et doit être écrasé par la troupe en décembre. Au début de 1906, le gouvernement, aidé par une contre-révolution qui déchaîne des pogroms contre les Juifs et une chasse aux socialistes et aux intellectuels suspects, a repris en main la situation. La Douma, tribune publique où peuvent s’exprimer les revendications, est un « parlement de tutelle » (Chasles), dont le pouvoir, par le système électoral, la pratique des élections et la dissolution, rognera peu à peu les droits. La première Douma est dissoute le 21 juillet 1906 et, après la dissolution de la deuxième Douma, le statut électoral du 16 juin 1907 permet l’élection de la Douma dite des seigneurs (1907-1912) . L’opposition y est à peine représentée ; les libertés proclamées en 1905 (libertés d’opinion, de réunion, de la presse, libertés syndicales), sans être juridiquement supprimées, sont soumises à un contrôle policier qui les rend souvent illusoires. Dans les usines, les dirigeants syndicaux sont éliminés et, à la veille de la guerre de 1914, le syndicalisme (en grande partie clandestin) avait fait peu de progrès. Le redressement de l’autorité, après 1907, semble avoir définitivement fait reculer l’opposition révolutionnaire. Les troubles paysans s’atténuent ; les excellentes récoltes de 1908-1909, le nouvel essor industriel à partir de 1910 rallient la majorité de l’opinion au gouvernement qui veut combler le fossé créé par l’autocratie entre un « pays légal » et un « pays réel » en favorisant un développement économique qui atténue les inégalités sociales. Mais ce développement lui-même, comme le régime arbitraire qui tolérait dans le désordre bureaucratique l’exercice des libertés de principe, favorisait le renouveau dans le pays d’une opposition légale apparaissant aux élections de 1912 et mettant l’autocratie en porte-à-faux : les pressions administratives et policières firent élire une quatrième assemblée qui n’était plus représentative et justifiait l’action des partis révolutionnaires travaillant à la chute du régime.
IX. Les contradictions de la monarchie constitutionnelle
IX.1. Des problèmes sociaux non résolus
Les jacqueries de la période 1900-1906 avaient révélé que le mir n’était nullement un facteur d’ordre social ; d’ailleurs, les partages périodiques tombaient en désuétude et, en 1905, trois millions et demi de paysans n’en avaient pas effectué depuis cinquante ans et se considéraient comme propriétaires individuels. Avec le but politique de développer à la campagne une bourgeoisie villageoise, qui serait le soutien du régime, le gouvernement, par les lois du 22 novembre 1906, complétées par celles du 7 juin 1910 et du 10 juin 1911, légalise la situation des exploitants de terres qui n’avaient pas fait l’objet d’un partage depuis 1886 ; pour les autres terres, il autorise les paysans à quitter individuellement la communauté rurale en gardant la propriété de leur exploitation. Ces lois, auxquelles est attaché le nom du ministre Stolypine, n’entrèrent que lentement en application ; cependant, en 1913, cinq millions de propriétaires avaient quitté la communauté rurale, dont un million depuis 1906, et le nombre des paysans demandant à sortir de l’indivision croissait d’année en année (651 000 en 1910, 1 226 000 en 1912). La réforme, qui effectivement consolidait le loyalisme et le conservatisme au village, ne résolvait pas pour autant le problème social dans un pays de 160 millions d’habitants en 1910 ; la surpopulation des régions les plus anciennement peuplées ne trouvait d’exutoire suffisant ni dans la colonisation ni dans le développement industriel, et la masse paysanne (130 millions), exploitant 170 millions d’hectares, considérait avec envie les 72 millions d’hectares que faisaient gérer des bourgeois et surtout des nobles.
Des améliorations portant sur les assurances contre la maladie et les accidents du travail ont été apportées au sort des ouvriers en 1903 et en 1912, notamment par l’assurance maladie pour les petites entreprises, qui concernait un million d’ouvriers. La journée de travail avait été abaissée à dix heures en 1905, mais la loi restait lettre morte dans la plupart des usines. Les salaires étaient très bas, leur faiblesse aggravée par le système des amendes, le paiement partiel en nature et l’emploi croissant d’une main-d’oeuvre féminine et enfantine. Les rapports entre patrons et ouvriers étaient régis non par la législation formelle d’un État paternaliste mais par l’arbitraire patronal, contre lequel les ouvriers ne pouvaient opposer, à défaut d’organisations syndicales à peine tolérées, que la grève et des actions violentes contre le régime lui-même. À partir de 1910, le mouvement ouvrier, cassé par la répression qui suivit les événements de 1905, se reconstitue et engage dans l’action en 1912 une masse de plus de 700 000 travailleurs parmi lesquels une élite politisée qui suit les mots d’ordre des partis révolutionnaires.
IX.2. Les partis révolutionnaires
Ces partis ont en effet acquis, à la veille de la Première Guerre mondiale, une importance que ne laisseraient pas supposer leurs faibles effectifs, ni même leur activité, l’agitation sociale qui s’aggrave entre 1912 et 1914 paraissant être liée au développement industriel, non au problème du régime. L’opposition admise par le pouvoir vient d’une partie de la bourgeoisie qui, depuis 1905, s’appuyant sur le Parti K. D., commence à jouer un rôle politique et qui, dans ses journaux, Slovo (La Parole), à Saint-Pétersbourg, et Outro Rossii (L’Éveil de la Russie), demande plus de liberté et une représentation plus juste des catégories sociales à la Douma. Mais les grèves et les manifestations ouvrières, comme les troubles à la campagne, révèlent le caractère politique d’une agitation organisée, favorisée par les excès du pouvoir (tel le massacre de 200 ouvriers grévistes des mines de la Léna en 1912). L’action des partis révolutionnaires divisés n’est certes pas uniforme ; leurs programmes, comme leurs divergences, se sont précisés après 1905. Les socialistes révolutionnaires partisans d’un socialisme agraire, qui les rattache au populisme, portent leurs efforts sur la campagne, mettent l’accent sur les particularités nationales de l’Empire et restent partisans de la lutte terroriste. Mencheviks et bolcheviks, rapprochés par le congrès de Stockholm (dit de l’unification 1906) sont maintenant définitivement séparés par la constitution d’un Parti social-démocrate bolchevik en 1912 sous la direction de Lénine. Si les premiers ont la conception d’un parti largement ouvert et prêt à des concessions de programme et de tactique révolutionnaires pour faire accepter son existence, les seconds, plus intransigeants, préparent une révolution par l’action d’un parti restreint, détachement organisé de la classe ouvrière, discipliné et prêt à une lutte violente pour conquérir le pouvoir. La campagne électorale de 1912 fut pour les bolcheviks l’occasion d’animer politiquement le prolétariat (parution de la Pravda (La Vérité) en mai 1912) et de présenter un programme étendu : pour l’immédiat, la journée de huit heures et la confiscation des terres des grands propriétaires ; pour l’avenir, la constitution d’une république démocratique. La plate-forme des mencheviks comportait plus simplement la revendication des libertés démocratiques et le suffrage universel. Le programme des socialistes révolutionnaires, qui semblait plus adapté aux conditions de la vie paysanne, et celui des mencheviks, plus réaliste, donnaient alors aux uns et aux autres plus d’audience qu’aux bolcheviks, qui forgeaient l’instrument de leur futur succès.
IX.3. Une vie culturelle brillante
La gravité de la situation intérieure, cependant, ne se révélait guère. Le tsarisme maintenait un régime autocratique tempéré de libéralisme, fortement appuyé sur une armée de plus d’un million d’hommes, sur le capitalisme étranger, source d’emprunts, sur un développement économique qui faisait évoluer la Russie dans les mêmes voies que les grands pays industriels. Il présentait, par la vie de cour, par les relations familiales et mondaines avec l’aristocratie internationale, une façade brillante. Surtout, la Russie, en un siècle, avait apporté au monde un riche capital culturel.
Pour en retard que soit la Russie au début du XXe siècle, elle n’en a pas moins fait des progrès notables et n’est pas ce « désert culturel » évoqué par Lénine et qui est surtout celui des peuples allogènes. Dans les universités (Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev, Dorpat (actuellement Tartu), Kharkov, Kazan, Odessa créée en 1865, Tomsk en 1888, Saratov en 1909), le nombre des étudiants dépasse 34 000 (près de 10 000 à l’Université de Moscou, 7 000 à Saint-Pétersbourg, moins de 1 000 à Tomsk, un peu plus de 400 à Saratov), auquel s’ajoute celui des élèves des écoles supérieures, environ 400 000. Le recensement de 1897 montre que 22 % de la population savait lire et écrire, la proportion atteignant dans les villes 50 %. En 1911, la population scolaire avait augmenté plus vite que ne croissait la population totale ; le ministère de l’Instruction publique administrait quelque 200 000 écoles primaires, la plupart dans les villes, fréquentées par 7 à 8 millions d’élèves. En 1914, en comptant 700 000 élèves des écoles secondaires, l’effectif s’élevait à 9 millions d’élèves, pour une population de 175 millions d’habitants. Les chiffres sont modestes.
Mais, par son élite, la Russie participait au progrès scientifique international, aux courants littéraires et artistiques européens. Tributaire de la science étrangère, elle a ses savants de réputation mondiale, le chimiste Mendeleïev (1834-1907), le biologiste Metchnikov (1845-1926) prix Nobel 1908, le physicien Iablotchkov (1847-1894) , le physiologiste Pavlov (1849-1936), prix Nobel 1904.
Sa littérature s’est magnifiquement épanouie ; sans être engagée, elle ne manque pas d’évoquer les problèmes sociaux, si pressants en Russie, et parfois, de manière allusive, prend pour cible les privilégiés. Rares sont ceux qui s’engagent à la fin du siècle, comme Gorki, dans l’action révolutionnaire. Mais cet héritage littéraire, en raison précisément de ses aspects sociaux, sera recueilli dans un premier temps par le nouveau régime, qui hésite entre une tradition classique intégrée et les essais d’une culture prolétarienne. Le début du XXe siècle est marqué d’ailleurs par une réaction spiritualiste contre le péril révolutionnaire et l’apparition de courants littéraires nouveaux (symbolisme, acméisme, futurisme, néo-réalisme), dont la plupart seront rejetés par la Révolution de 1917, mais qui donnent à la Russie une place originale dans la littérature mondiale.
Beaucoup plus que les oeuvres littéraires, cependant, la musique russe acquiert une audience internationale, avec le groupe des Cinq (Balakirev, Cui, Borodine, Moussorgski, Rimski-Korsakov), qui donna naissance à un art original ; dégagé du folklore et s’inspirant de lui, puisant dans l’histoire des sujets dramatiques, il créa des opéras somptueux : Le Prince Igor, oeuvre de Borodine, achevée par Rimski-Korsakov et Glazounov, Boris Godounov et La Khovanchtchina (Moussorgski) . L’inspiration de Tchaïkovski est plus facile, mais son ballet Le Lac des cygnes, appelé à un succès qui défie le temps, appartient à un genre artistique qui, unissant décors picturaux, musique et danse, a fait pour une grande partie la renommée mondiale de la musique russe, grâce à Diaghilev.
Mais l’art, dans la mesure où il concerne une élite raffinée et s’écarte d’une tradition nationale particulière, ne trouve plus toujours un milieu favorable à son développement. La peinture, dominée jusqu’à la fin du XIXe siècle par la Société des expositions ambulantes, créée en 1870 en réaction contre l’académisme officiel, veut toucher le peuple par des oeuvres qui, évoquant les événements du passé ou dépeignant la réalité vivante sous tous ses aspects (sociaux et religieux), renferment implicitement un appel au patriotisme ou une morale de perfectionnement et de progrès. Répine (1844-1930) est le plus connu des « ambulants », par son évocation d’épisodes historiques et de scènes de vie populaire contemporaine (Ivan le Terrible devant le cadavre de son fils, Les Haleurs de la Volga). Mais aussi Sourikov (1848-1916), qui décrit la Russie du XVIIe siècle, au temps de la persécution des vieux-croyants, Vaznetsov (1856-1933), illustrant les vieilles légendes russes, Kramskoï (1837-1887) et Ge (1831-1894) , inspirés par la vision d’un Christ russe, Verechtchagine, Perov et tant d’autres moins célèbres, mais dont les sujets étaient propres à émouvoir un large public. Cet art réaliste, qui resta le trait dominant de la peinture russe, devenu à son tour officiel, dans les académies et même au sein de l’Union des artistes russes, fondée à Moscou en 1903, restait en fait ignoré de la masse et avait pour clientèle la grosse bourgeoisie russe. Mais l’influence de la peinture occidentale, par les achats de marchands et d’industriels (les Mamontov, les Chtchoukine, les Morozov), les recherches en Russie même de peintres inspirés par l’impressionnisme et le symbolisme, les liens qui se créaient au début du XXe siècle entre les milieux artistiques de Saint-Pétersbourg, de Paris, de Munich favorisèrent le développement d’un art d’avant-garde, autour de la revue Mir Iskousstva (Le Monde de l’art, 1906), détaché du réalisme et des préoccupations sociales, mais qui apporta sa contribution à la peinture contemporaine la plus moderne avec Larionov et Gontcharova, et surtout Malevitch, Kandinsky et Chagall, ces deux derniers réalisant une partie de leurs oeuvres à l’étranger, avant de revenir travailler en Russie en 1914. Tous les courants de recherches en art, dans leur force et leur variété, se prolongent au début de la révolution à qui ils apportent un héritage bientôt contesté.
X. La Première Guerre mondiale
Les défaites de 1905 arrêtèrent l’expansion russe en Asie et affaiblirent son influence au Moyen-Orient où elle se heurtait à l’Angleterre. Devenue le brillant second dans l’alliance franco-russe (alors qu’elle en était l’élément majeur de 1893), elle se rallia à l’entente franco-anglaise et signa avec l’Angleterre la convention du 18 août 1907 qui faisait entrer l’Afghanistan et l’Iran méridional dans la zone d’influence de cette dernière. Dans les Balkans, elle ne put enrayer la pénétration austro-allemande et fut obligée de reconnaître en 1909 l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie. En août 1911, elle signa avec l’Allemagne la convention de Potsdam par laquelle elle s’engageait à ne pas s’opposer au projet de construction du chemin de fer de Bagdad, prolongé par une voie allant de la frontière irano-turque à Téhéran ; en contrepartie, l’Allemagne reconnaissait son influence dans l’Iran septentrional. Les guerres balkaniques de 1912-1913, aboutissant à la défaite des Turcs, mais opposant entre elles les nations victorieuses et les États européens pour le règlement diplomatique du partage des territoires conquis, allaient renforcer la pression autrichienne sur les Balkans et, à la suite de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo (28 juin 1914), conduire à la Première Guerre mondiale.
Celle-ci dont on pensait qu’elle serait courte, se prolongea et mit la Russie, incapable de soutenir économiquement une longue épreuve, en un état de crise d’où sortit la révolution de 1917. Après la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie (1er août 1914), puis celle de l’Autriche (7 août 1914), les troupes russes connurent des succès rapides, en Prusse orientale et en Galicie, et contre les Turcs au Caucase (automne 1914, printemps 1915) . Mais la situation changea bientôt en raison des difficultés d’adaptation à une économie de guerre moderne qui, organisée en 1916 seulement, ne put répondre aux besoins. En mai 1915, les armées russes avaient dû reculer et, pendant l’hiver 1915-1916, le front se stabilisa sur une ligne nord-sud qui, le long de la Douna de l’ouest, rejoignait le haut Dniestr. À l’arrière, la situation intérieure se dégradait ; les grèves se multipliaient dans les usines (plus d’un million de grévistes en 1916), ainsi que les accrochages avec la police. Ces défaites renforcèrent à la Douma l’opposition de la bourgeoisie. Celle-ci, jouant un rôle accru dans les comités d’organisation industrielle et commerciale, accédait déjà au pouvoir politique. Les mesures de mobilisation provoquaient en 1916 une terrible révolte au Kazakhstan. La faiblesse du gouvernement et le discrédit du tsarisme expliquent la gravité des événements de février 1917 qui entraînèrent la chute du régime et l’instauration du socialisme marxiste dans l’Union des républiques socialistes soviétiques.