Les armoiries sont arrivées en Russie en 1452, il y a donc 555 ans, en provenance de Rome.
Cette histoire remarquable est pétrie d’un drame amoureux et d’un calcul politique, dont l’auteur n’était autre que le pape Paul II.
L’ensemble du monde chrétien traversait alors une époque tourmentée, alors que les armées musulmanes gagnaient du terrain en Europe orientale. La Turquie avait fait chuter le très vieil Empire Byzantin et s’était emparée de Constantinople, devenue désormais Istanbul. La Grèce avait été soumise par la suite, et l’armée de l’impitoyable sultan Mehmet II, le plus grand des souverains turcs, commençait à menacer l’Italie et le Vatican même.
Le pape n’avait alors qu’un seul moyen de se protéger, grâce à la malheureuse famille de Thomas Paléologue (frère du dernier empereur byzantin Constantin XI), exilée à Rome.
Thomas avait une jeune fille, la princesse Sophie (1448-1503). Le pape la patronnait et songeait à lui trouver un époux qui pourrait contribuer à consolider la position de Rome, et avec qui il pourrait conclure une alliance dans cette époque périlleuse.
Finalement, le choix du pape s’est arrêté sur la Moscovie chrétienne et sur le grand prince Ivan III (1440-1505) qui venait justement de perdre son épouse.
Avant Pierre le Grand, il s’agissait du génie le plus éclatant parmi les tsars russes.
Ivan III était la seule personne capable de rivaliser d’intelligence et de force avec le sultan ottoman. C’est sous son règne que la Russie s’est définitivement débarrassée du joug mongol, s’est dotée du premier corps de lois et de services de poste; en outre, c’est lui qui a instauré la police. Sous son règne, Moscou a réprimé l’insurrection de Novgorod, maté le royaume (khanat) de Kazan, battu Casimir, Grand-duc de Lituanie et roi de Pologne, et a définitivement prouvé qu’elle avait le droit de se nommer capitale du jeune Etat.
A l’époque, le grand prince était encore jeune, il n’avait que 20 ans, bien qu’il eût déjà un fils de feu son épouse.
Le pape espérait qu’après avoir épousé la malheureuse princesse, le prince moscovite aurait envie de rendre Constantinople à Sophie et entamerait une guerre contre les Turcs. Des émissaires ont été envoyés à Moscou pour présenter à Ivan III un portrait de la jeune princesse. Celle-ci était fort belle; d’ailleurs, même si elle avait été moche, le souverain russe aurait tout de même accepté la proposition du pontife romain: le monarque ambitieux a apprécié tout de suite les avantages politiques d’un mariage avec l’héritière légitime du trône byzantin. Cette alliance a fait de lui, en un clin d’oeil, le souverain (nominal) d’un immense territoire (quoique envahi par les Turcs), l’héritier du grand empire d’où était venue en Russie la lumière du christianisme.
Rappelons pour mémoire que la Byzantine Sophie était une chrétienne orthodoxe et non catholique.
Ivan III a donné son assentiment à la proposition du pape et envoyé à Rome une ambassade chargée de généreux cadeaux pour sa fiancée et le souverain pontife.
Le mariage et la cérémonie religieuse ont eu lieu en l’absence du fiancé, en la cathédrale Saint-Pierre, en présence du pape. Un ambassadeur russe a tenu le rôle du mari.
Partie de Rome le 1er juin, en plein été, Sophie n’est arrivée à Moscou que six mois plus tard, par un calme matin hivernal, le 12 novembre. Son mari, qu’elle a vu alors pour la première fois, l’attendait dans la chambre de sa mère. Les véritables noces ont été célébrées le soir même.
Sophie a donné à Ivan trois filles et six fils, dont l’aîné a hérité du trône.
>Sophie a apporté à Moscou l’esprit de la culture italienne. C’est elle qui a suggéré au tsar de faire reconstruire le Kremlin sous forme de château dans le style florentin, lui donnant l’aspect que tout le monde connaît aujourd’hui: une cité de palais et de cathédrales entourée d’une enceinte de murailles rouges. C’est elle qui a fait aménager, sur un toit plat, le premier jardin suspendu ainsi que le premier bassin aux poissons d’or.
Mais sa dot principale était constituée par les armoiries de Byzance: l’aigle bicéphale dorée figurant sur le sceau du dernier empereur, reçu par Ivan III des mains de son épouse.
Les armoiries byzantines et leur aigle symbolisaient l’indépendance. Les deux têtes sont le symbole du pouvoir sur les parties orientale et occidentale de l’empire. L’aigle était coiffée de deux couronnes, signe du double pouvoir.
Les armoiries ont impressionné les Russes par leur force mystérieuse.
Les premiers temps, personne n’a osé toucher à cette image; ce n’est que le tsar Ivan IV le Terrible qui a décidé de faire dessiner sur la poitrine de l’oiseau un écu frappé des armoiries de Moscou: un cavalier (Saint Georges) terrassant le dragon de sa lance.
Cet ajout a rendu les armoiries russes effrayantes; aux deux têtes de l’aigle se sont ajoutées trois autres: celles du cavalier, du cheval et du dragon. Et de surcroît, il y avait la lance.
Mais même cet aspect-là ne paraissait pas suffisamment terrifiant, et la dynastie des Romanov a apporté de nouvelles additions aux armoiries durant les quatre siècles suivants. D’abord, les ailes repliées de l’oiseau ont été dépliées, donnant l’impression que l’aigle s’apprêtait à s’envoler, ses becs ont été ouverts pour laisser voir deux langues de serpent, les pattes ont été dotées de griffes puissantes serrant un sceptre et un globe, symboles de la puissance.
Même les couronnes, modifiées, donnaient alors l’impression de survoler les têtes du rapace.
Il y avait maintenant trois couronnes au lieu de deux. Elles symbolisaient la trinité chrétienne: Dieu le père, le fils et le Saint-Esprit.
Pierre le Grand a décidé de décorer la poitrine de l’oiseau d’une chaîne en or de l’Ordre de Saint-André, la plus haute distinction de Russie, et les trois couronnes ont été réunies par un ruban de moire. L’aigle a ainsi incarné l’image du soldat fidèle et du chef militaire glorieux. Par ailleurs, l’empereur a ordonné de changer la couleur de l’aigle, remplaçant le doré par le noir, la couleur de l’audace.
L’aigle de Pierre le Grand personnifiait la nouvelle politique de la Russie, à savoir celle de l’élargissement du territoire.
L’empereur Alexandre Ier, au début du XIXe siècle, a jugé que son empire, occupant un tiers de l’hémisphère nord de la planète, avait atteint ses limites, et a ordonné de rétablir la couleur dorée, celle de la protection du nid familial, de retirer des pattes de l’oiseau le sceptre et le globe pour les remplacer par des flèches-éclairs, une torche et une couronne de lauriers.
Les armoiries de la Russie promettaient désormais aux sujets de l’empire les lauriers de la paix et la torche de l’instruction, et aux ennemis du pays, seulement les éclairs du châtiment, si jamais ceux-ci se hasardaient à l’attaquer.
Cependant, la Russie continuait son expansion sous le règne de Nicolas Ier, d’Alexandre II et d’Alexandre III. Elle s’est rattaché le Daghestan et l’Azerbaïdjan au Caucase et a commencé une guerre contre la Turquie, qui lui a permis d’acquérir la Bessarabie et de libérer finalement la Grèce, la Serbie et la Moldavie, devenues autonomes. Se sont ensuivis la prise de la Lituanie et le partage de la Pologne, la libération de la Bulgarie, puis la guerre de vingt ans contre les Etats musulmans dans les déserts qui s’étendent au-delà de la mer Caspienne, et le rattachement de l’Asie centrale. La Finlande a été son trophée final.
Le dernier empereur russe Nicolas II a jugé nécessaire de déclarer à nouveau que la Russie avait atteint ses limites; il a enjoint d’orner les armoiries russes de symboles de l’apaisement: les ailes de l’aigle ont été garnies d’armoiries des six territoires rattachés à la Russie: des royaumes de Kazan, d’Astrakhan, de Sibérie, de Pologne et de Finlande, ainsi que de la Chersonèse taurique.
Cela suffit, pourrait-on penser. Cet oiseau doré et pesant ne devait plus s’envoler dans le ciel de la guerre.
Mais l’histoire de la Russie a fait un revirement encore plus brusque: après la Révolution d’octobre, en 1917, les anciennes armoiries ont été supprimées, et dans les nouvelles armoiries de l’URSS figurait à présent le globe terrestre (et plus précisément sa partie haute), au-dessus duquel se levait le soleil brillant des nouvelles victoires. Le tableau était dominé par le symbole de l’expansion prolétarienne et paysanne: une faucille et un marteau joints sous un pentacle.
De telles armoiries d’un pays communiste symbolisaient déjà l’aspiration au pouvoir sur l’ensemble de la planète. Mais l’histoire en a décidé autrement et l’empire soviétique a fini par s’écrouler.
L’enfantement des armoiries contemporaines de la Russie a été pénible.
Tout d’abord, on a repris les anciennes armoiries, ayant simplement enlevé les couronnes et les symboles du pouvoir, le sceptre et le globe. Les becs de l’oiseau bicéphale ont été fermés. Les critiques de ce nouvel emblème ont tout de suite baptisé l’aigle “poule fripée”, et voilà que très vite, pratiquement tous les attributs retirés ont été rétablis par l’artiste Evgueni Oukhnalev, auteur de la nouvelle image.
Les nouvelles armoiries russes ont été entérinées en décembre 2000. Aujourd’hui, cette emblème d’une république fédérative se présente, paradoxalement, comme un emblème monarchique sur lequel sont présents tous les attributs du pouvoir tsariste. D’ailleurs, sa symbolique est interprétée autrement. Voici sa description.
Une aigle bicéphale dorée est dessinée sur un écu héraldique rouge en accolade (écu français). Elle est couronnée de deux petites couronnes et d’une plus grande, réunies par un ruban de moire. Dans sa patte droite, l’aigle tient un sceptre et dans sa gauche un globe. Sur la poitrine de l’oiseau est dessiné un autre écu frappé des armoiries de Moscou, représentant un cavalier d’argent en cape bleue, sur une monture d’argent, terrassant de sa lance d’argent un dragon noir tombé à la renverse et piétiné par le cheval.
Voici l’une des clés de lecture de cette image: la Russie se trouve toujours sous la protection de la Sainte-Trinité, elle croit en Dieu, au tsar (au pouvoir) et à la patrie. Elle déploie ses forces en vue de préserver son territoire et rien de plus. Elle est fidèle à la loi et à un ordre mondial équitable, ce que symbolise le ruban de décoration, signe de la hiérarchie. La Russie ne menace personne, ses intentions sont pures comme l’argent, ses forces obéissent à la couleur bleue, celle du service, sa lance est pointée vers le bas, dirigée contre le mal commun de l’humanité. Et ce mal est représenté uniquement par les péchés et les malheurs communs, et non pas par des gens et des Etats.
On pourrait donc conclure que les armoiries de la Russie symbolisent à la fois le serment et la prière.